"[...] Cette lettre nous fait entrevoir la place éminente occupée par Roland de Lassus dans le monde musical du XVIe siècle, et l’estime en laquelle le tenaient ceux qui, de droit divin, se considéraient comme les plus grands personnages du temps: les rois. Ce que la lettre ne dit pas, c’est que, vénéré, admiré, adulé dans les Cours Royales ou dans celles des Princes de l’Eglise, fort estimé de ses confrères et des milieux érudits, Lassus fut aussi un compositeur extrêmement populaire, dont les oeuvres se chantaient chez les bourgeois, dans les rues et même dans les tavernes (nous avons là-dessus le témoignage de Shakespeare, qui, dans la deuxième partie de son Henry IV, fait entonner à un des compagnons du joyeux Falstaff une chanson à boire de «l'Orphée belge»).
Si, pour certains grands créateurs, la gloire et la popularité sont l’aboutissement d’une longue et périlleuse ascension hors des marécages de l’anonymat et de l’indifférence, elles furent pour Lassus des compagnes de la première et de la dernière heures, sans caprices ni attiédissement. En fait, la vie du compositeur ressemble à une fable très morale où l’on verrait le génie, fruit d’un labeur acharné en même temps que don du Ciel, toujours récompensé par la faveur des puissants et la reconnaissance du petit peuple. Nous sommes loin, on le voit, des mécomptes de Bach, de la grandeur et décadence de Vivaldi, et de la mauvaise fortune de Mozart.
Orlando, Orlandus, Orlande ou Roland de Lassus, di Lasso ou Lassus, selon les pays où il résida et les hasards de l’orthographe du XVIe siècle, naquit à Mons, dans la partie belge des Pays-Bas, en 1532. Entré très jeune dans les choeurs de Saint-Nicolas de Mons, il devint rapidement célèbre au delà de sa ville natale, grâce à sa voix d’une exceptionnelle beauté et à sa précoce musicalité. Il n’avait pas neuf ans, nous rapporte la légende, que les mélomanes de tous pays se détournaient de leur chemin «pour l’aller entendre». Vers 1544, l’un d’eux, Ferdinand de Gonzague, Vice-Roi de Sicile — et, à cette époque, Commandant des Armées de l’Empereur Charles-Quint, cantonnées à Saint-Dizier — le prit à son service et l’emmena en Italie, à Païenne d’abord, puis à Milan. Six ans après, ayant perdu sa voix lors de la mue, mais étant devenu «composeur», Lassus passa au service du Marquis della Terza, à Naples. A l’Italie du Nord, à son souci de l'expression musicale, succédait l’Italie du Sud où le charme de la mélodie remportait volontiers sur la signification. Ainsi grandissait le savoir de Lassus, qui approchait alors de l’âge d'homme.
En 1552, Rome à son tour l’accueillit et lui apprit la grandeur de son style austère et savant — qu’il assimila rapidement, puisqu’un an seulement après son arrivée, il était nommé (à vingt et un ans) chef des choeurs de Saint-Jean de Latran , situation particulièrement en vue dans la Ville Eternelle. Peut-être Lassus n’aurait-il point quitté Rome et peut-être y aurait-il poursuivi une carrière semblable à celle de son contemporain Palestrina(1526- 1594) — qui occupa, aussitôt après lui, une position importante à Saint-Jean de Latran — si la nouvelle que son père et sa mère étaient gravement malades ne l’avait brusquement rappelé à Mons en 1554.
Les voyages étant fort lents en ces temps-là, Lassus arriva à Mons après le décès de ses parents. Rien ne le retenait plus dans sa ville natale, et rien ne l’appelait ailleurs. Aussi, après un très bref séjour en France (où il avait accompagné un gentihomme napolitain féru de musique, Cesare Brancaccio), s’installa-t-il à Anvers, où, très certainement, il avait trouvé un nouveau maître, et où il se fit en peu de temps de solides amitiés, non seulement par son génie musical, mais par sa sociabilité, et surtout par ses dons brillants de causeur — que reflètent ses lettres, d’un irrésistible brio et d’une exubérance de vocabulaire digne de Rabelais (1494-1553), ce qui interdit d’ailleurs de les citer ici.
C’est pendant son séjour à Anvers que Lassus commença à faire publier ses compositions, toujours, le fait est exceptionnel, dans des éditions extrêmement soignées, et à la satisfaction mutuelle des deux partis en présence. Il ne se passera pas d’année désormais qui ne voie paraître — à Venise, Paris, Munich, Londres, Anvers, Nuremberg, Louvain ou Rome — quelque recueil de madrigaux italiens, de villanelles, de chansons françaises ou allemandes, de motets, etc...
Vers 1556, après avoir bénéficié quelque temps de la protection et de l’amitié d’Antoine Perrenot, Evêque d’Arras, Lassus entra au service du Duc Albert V de Bavière, réaliant ainsi le désir qu’il avait, depuis son départ d’Italie, de trouver une position stable et un port d’attache. Tel était déjà son prestige que, bien qu’il ait été seulement engagé par le Duc Albert à titre de «musicien ordinaire», Lassus reçut, dès son arrivée à Munich, un salaire supérieur à celui de ses collègues, supérieur même à celui du Kapellmeister de la Cour. L'accueil que le Duc de Bavière réserva à Lassus, les possibilités musicales de la chapelle de Munich, qui ne comptait pas moins de soixante chanteurs et de trente instrumentistes, l’atmosphère générale enfin de la Cour laissant bien présager de l’avenir, le compositeur estima qu’il était temps pour lui de fonder un foyer et, en 1558, il épousait une demoiselle Régina Wechinger, qui lui donna, au cours des ans, quatre fils et deux filles.
Sa vie désormais n’est plus qu’une longue et heureuse suite de travaux et d’honneurs, entrecoupée de quelques voyages aux frais du Duc de Bavière, soit pour recruter de nouveaux chanteurs, soit pour prendre ou reprendre contact avec ses éditeurs ou avec les grands de ce monde. En 1563, Lassus devient Kapellmeister de la Cour; en 1567, son salaire, pour la seconde fois, est augmenté, et porté à 280 florins par an; en 1570, Maximilien II, Empereur d'Allemagne, anoblit le musicien, qui, dès lors, devient «de» Lassus et porta blason (sur lequel figurent le dièse, le bécarre et le bémol); en 1571, il se rend à Paris, où Charles IX puis la Reine-Mère, Catherine de Médicis, s’entichent de lui et, jusqu’en 1574, comme nous avons pu le voir dans la lettre citée en tête de cet article, tentent de l’arracher au Duc de Bavière pour l’attacher à leur suite — en vain, d’ailleurs; en 1573, paraît le premier volume (sur six) du Patrocinium musices, recueil d’oeuvres diverses de Lassus, publié à grands frais sous la direction du Duc de Bavière lui-même, et orné d'admirables enluminures; en 1574, Henri III de France, qui vient de succéder à son frère Charles IX, et qui, de toute évidence, n’a pas pris ombrage du refus de Lassus d’entrer au service de la Cour des Valois, lui accorde une pension et le privilège de publier ses oeuvres lui-même (c’est-à-dire sans avoir à les vendre à un éditeur); la même année, le musicien est fait Chevalier de l'Eperon d’Or par le Pape Grégoire XIII; en avril 1579, le Duc Albert accorde à son maître de chapelle un salaire à vie de 400 florins par an.
La mort du Duc, quelques mois plus tard, ne devait rien changer à ces dispositions, son héritier le Duc Guillaume étant de longue date un des plus fidèles amis du compositeur; en 1587, Guillaume fit don à Lassus d’une confortable résidence d'été à Geising; en 1592, nouvelle augmentation de salaire (800 florins); en 1593, le musicien accompagne son maître à la Diète de Ratisbonne; en 1594 enfin, à l’âge, avancé pour l’époque, de soixante-deux ans, Lassus meurt, laissant une oeuvre immense, comprenant environ 1200 motets, madrigaux et chansons diverses, plus de 50 messes, 100 Magnificats, les 4 Passions et d'innombrables pages profanes ou sacrées. La même année que lui, disparaissait l’autre grand compositeur du XVIe siècle, Palestrina. Une ère de la musique était close. [...]"